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Gary Hamel : pour transformer le leadership, il faut d’abord repenser le système

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Leadership. Getty Images

Malgré des décennies d’évolution dans les pratiques de leadership, la plupart des organisations fonctionnent encore comme il y a un siècle. Le contrôle se renforce, la confiance se fragilise, et les collaborateurs sont souvent encadrés selon des critères de conformité plutôt que sur la base de leur potentiel.

 

Gary Hamel a consacré plus de trente ans à remettre en question ces vieux schémas. Aux côtés de C.K. Prahalad, il a redéfini la notion d’avantage concurrentiel. Dans The Future of Management, il a lancé un appel à repenser la gestion traditionnelle avant que ses limites n’étouffent innovation et adaptabilité, puis, avec Humanocracy, il a déconstruit la logique même de la hiérarchie. Auteur le plus réédité de l’histoire de la Harvard Business Review, peu de penseurs ont autant mis en lumière l’emprise du contrôle sur nos systèmes organisationnels.

Pourtant, la plupart des structures hiérarchiques restent inchangées. La surveillance continue d’être valorisée bien plus que la contribution. « Nous continuons de gérer les organisations selon des principes du XIXe siècle », m’a confié Gary Hamel. « On part du postulat qu’on ne peut pas faire confiance aux collaborateurs, qu’il faut les surveiller de près, et que seules les élites dirigeantes sont capables de prendre les bonnes décisions. Ce que nous qualifions souvent d’inertie n’est en réalité qu’une conception héritée. »


 

La bureaucratie n’est pas seulement inefficace, elle est devenue obsolète

Pour Gary Hamel, elle dépasse largement la simple accumulation de paperasserie : il la qualifie de « système de castes intellectuelles », une structure hiérarchique où la stratégie, l’évaluation des performances et l’allocation des ressources sont réservées à l’élite du sommet, tandis que la majorité des employés se contente d’exécuter les directives. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie fondée sur la créativité ou la confiance, mais sur le contrôle de l’information. Pendant longtemps, on a cru que seules les personnes en haut avaient une vision globale, justifiant ainsi leur pouvoir décisionnel.

Pourtant, beaucoup de directions continuent de fonctionner selon ce modèle, comme si cette hiérarchie incarnait la sagesse absolue. Dans mon travail avec des PDG et responsables RH, je constate à quel point cette idée est solidement enracinée. Mais lorsque l’avantage lié à l’information disparaît, le titre seul ne suffit plus à inspirer confiance. C’est le leadership qui doit désormais la mériter.

 

Nous avons créé une aristocratie managériale

Ce phénomène ne résulte pas simplement d’un défaut de leadership, mais d’un héritage structurel profond. Comme le souligne M. Hamel, « dans la plupart des organisations, la seule voie pour progresser passe inévitablement par la filière administrative ». Ironie du sort, ajoute-t-il, « la gestion n’est pas un avantage concurrentiel ». Pourtant, paradoxalement, ce sont précisément ces compétences que l’on valorise et élève.

Ce système génère ce qu’il qualifie de « jeu multijoueur massif », où les récompenses se traduisent par le pouvoir lié à la position hiérarchique. On apprend à négocier à la baisse ses objectifs, à esquiver les critiques, à manipuler les chiffres, à accumuler des ressources et à manœuvrer habilement pour grimper les échelons. Aucune de ces aptitudes n’est directement liée à la création de valeur.

Le véritable danger ne réside pas seulement dans la mauvaise orientation des incitations. Nous avons institutionnalisé la bureaucratie au point qu’elle est devenue une véritable identité du leadership. Lorsque le pouvoir s’incarne dans la hiérarchie, les individus apprennent à s’élever dans la structure, plutôt qu’à véritablement diriger. Le leadership se réduit alors à une performance de surface, un artifice destiné à maintenir un statu quo.

 

Abandonner la quête du pouvoir hiérarchique

Les meilleurs dirigeants avec lesquels je collabore ne cherchent pas à exercer un contrôle absolu, ils apprennent à le relâcher. Pourtant, peu parviennent réellement à cette prise de recul, car la plupart ont grandi dans un système qui valorisait la surveillance et l’expertise rigoureuse.

M. Hamel retrace cet héritage sans détour. Selon lui, les raisons historiques d’accéder au management étaient doubles : « D’un côté, on avait plus d’expérience ; de l’autre, on était chargé de contrôler les équipes ». Or, ces motifs sont aujourd’hui dépassés. « À présent, les collaborateurs refusent le contrôle au travail. Si un enfant de 13 ans déteste qu’on dirige sa vie, un adulte de 33 ans l’accepte encore moins. »

Le leadership réclame désormais une posture nouvelle. Il ne s’agit plus d’être la personne la plus brillante dans la pièce, mais la plus sereine et la plus curieuse. Il faut passer du rôle de superviseur à celui de créateur de sens, de celui qui donne des réponses à celui qui cultive les talents et les capacités.

 

Les outils ne suffiront pas à eux seuls

Le déséquilibre structurel se manifeste clairement dans l’usage que nous faisons de la technologie. « De nombreuses innovations pourraient considérablement renforcer l’autonomie des collaborateurs, mais la plupart des entreprises ne les exploitent pas dans ce sens », souligne Gary Hamel.

Il prend pour exemple Buurtzorg, un acteur néerlandais des soins à domicile, qui emploie 10 000 infirmières avec seulement deux cadres. Là-bas, les équipes sont entièrement autogérées et les savoirs circulent librement entre pairs. « Il n’existe pas de protocole imposé de manière descendante », explique-t-il. « Chaque équipe est responsable de ses coûts et de la satisfaction client, avec une totale transparence sur les données. Les décisions ne nécessitent pas de validation centrale, ce qui accélère la diffusion des connaissances. »

Le résultat ? Des coûts réduits, des décisions accélérées et une grande satisfaction des patients, le tout sans lourdeurs bureaucratiques.

Gary Hamel évoque également un projet mené chez Apple Retail, où son équipe a développé un logiciel collaboratif pour 40 000 employés. « Une hiérarchie imposante devient superflue lorsque les performances sont visibles et que chacun dispose des indicateurs pertinents », explique-t-il.

L’autonomie n’est pas une question d’outils ajoutés à une structure figée. Trop souvent, les dirigeants se contentent de numériser la hiérarchie plutôt que de la repenser en profondeur. Le résultat ne se traduit pas par une véritable autonomisation, mais par un contrôle maquillé sous une apparence plus moderne.

L’autonomisation véritable ne naît pas des tableaux de bord, mais de la refonte des processus décisionnels, de la construction de la confiance et de la circulation effective du pouvoir.

 

L’avenir ne se délègue pas

Lorsque la stratégie est exclusivement définie au sommet, il ne s’agit plus de leadership, mais d’une croyance hasardeuse. Comme le résume Gary Hamel : « Si tant d’entreprises passent à côté de l’avenir, c’est parce qu’en réservant les décisions d’orientation à une poignée de dirigeants, elles placent leur futur entre les mains d’un petit groupe… dont la plus grande résistance est souvent celle à désapprendre. »

M. Hamel cite l’exemple d’Ingersoll Rand, où les équipes de terrain ont été formées à raisonner comme des entrepreneurs. On les a invitées à réfléchir à une question simple : « Où devrions-nous investir nos ressources l’an prochain ? » Leurs idées ont ensuite été débattues par les pairs et intégrées à la stratégie. Résultat : une compréhension et une appropriation partagée à tous les niveaux.

Dans les séminaires stratégiques auxquels j’assiste, une question essentielle est souvent absente : « Quelles certitudes devons-nous remettre en question ? » Or, ce sont justement les dirigeants qui, souvent, vivent les plus grands angles morts.

Pour M. Hamel, penser l’avenir suppose de mobiliser une intelligence distribuée. Pas uniquement une remontée d’informations venues du terrain, mais une capacité d’analyse et d’intuition partagée. Cela implique de remplacer les présentations descendantes par de véritables échanges.

Dans les sessions stratégiques que je facilite, les cadres interrogent employés de première ligne, superviseurs et même clients autour de questions tournées vers l’avenir. Ces récits font émerger des dialogues plus profonds, plus lucides. Ouvrir la stratégie n’est pas une faveur faite au reste de l’organisation, c’est une manière de prévenir les impasses.

Si vos collaborateurs sont réellement votre ressource la plus précieuse, pourquoi les exclure des choix qui engagent l’avenir ? Que défendez-vous réellement ?

 

Le coaching : un levier organisationnel

J’ai demandé à Gary Hamel si, selon lui, le rôle du manager devait évoluer de chef à coach. Sa réponse a été immédiate : « Le travail d’un manager, c’est d’aider les gens à réussir — pas de les contrôler ni de les surveiller. Il s’agit de créer les conditions pour qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes, chaque jour. »

Ce changement d’approche n’est pas anecdotique : il redéfinit profondément la nature du management. Le coaching n’est pas une simple soft skill. C’est une capacité systémique, qui s’inscrit dans la manière même dont l’organisation est structurée.

Or, de nombreuses entreprises échouent à aligner discours et réalité. Elles demandent à leurs managers de coacher, tout en les évaluant sur la conformité et l’exécution. Une injonction contradictoire que même les meilleures formations ne peuvent compenser.

 

Tout le monde n’est pas fait pour être manager

« Je pense qu’environ un tiers des personnes en poste de direction n’ont jamais réellement voulu ce rôle », confie Gary Hamel. « Un autre tiers aime un peu trop être le patron. Et le dernier tiers ? Ce sont les vrais leaders — ceux que l’on suivrait même sans qu’ils détiennent le moindre pouvoir hiérarchique. »

M. Hamel compare cette réalité au monde académique : on ne devient pas professeur pour gérer une équipe, mais pour transmettre, chercher, contribuer. Dans la plupart des entreprises, pourtant, progresser passe encore par un titre. Une confusion persistante entre ascension hiérarchique et leadership réel. Ce n’est pas un développement des talents, mais un défaut de conception organisationnelle.

Si l’on souhaite que les collaborateurs donnent davantage, il est temps d’arrêter de leur dire que la seule façon d’exister, c’est de monter.

 

Apprendre autrement

« Il devient de plus en plus illusoire de croire que l’on peut en savoir plus que les personnes autour de soi », observe Gary Hamel. « Ce qui crée de la valeur aujourd’hui, ce n’est pas d’en savoir plus, mais de savoir autrement. »

C’est l’un des fils rouges de son travail : l’innovation ne vient pas d’une accumulation d’informations, mais d’un regard décalé. De ce que l’on est capable de voir quand d’autres ne le voient pas encore. « Seules les questions stupides créent de la richesse », écrit-il, rappelant que les percées majeures naissent souvent de la provocation. À ses yeux, les dirigeants trop rationnels conçoivent des entreprises prévisibles et profondément ennuyeuses.

L’adaptabilité, selon lui, commence dans la tête. « On ne construit pas une organisation agile sans des individus capables de se réinventer. Et les gens ne changent que par nécessité… ou par envie. » Mais si l’on récompense la conformité et protège les croyances héritées, les organisations deviennent aveugles à ce qui vient.

Gary Hamel milite pour que les entreprises fassent entrer des voix dissonantes dans leurs réflexions : hors de la hiérarchie, hors de l’industrie, hors du cadre. Les vérités ignorées au centre émergent souvent en marge.

Dans les meilleures équipes qu’il a observées, les leaders ne monopolisent pas la parole. Ils la déplacent. Ils posent la question que personne ne pense à poser. Ils mettent en lumière ce que d’autres ne voient pas. « Les meilleures idées ne viennent pas forcément d’en haut », conclut-il. « Elles peuvent venir de partout. »

 

Lorsque le système cesse d’évoluer

Gary Hamel compare le management à un système d’exploitation, « sans doute la technologie sociale la plus cruciale », qui pourtant, selon lui, n’a pas connu d’innovation majeure depuis des décennies.

Cette stagnation devrait nous interpeller : une structure obsolète engendre une stratégie dépassée. Le véritable levier culturel ne se trouve pas dans le discours des dirigeants, mais bien dans la structure organisationnelle elle-même.

Beaucoup de dirigeants croient transformer leur entreprise parce que le vocabulaire évolue, mais si les modes de décision, l’accès au pouvoir et les mécanismes de reconnaissance restent inchangés, la culture d’entreprise finira par régresser.

 

Ce que nous choisirons de bâtir demain

« Notre capacité à évoluer ne se heurte pas à la technologie, mais à un ensemble de croyances héritées qui nous enferment dans un modèle aujourd’hui obsolète », explique M. Hamel. C’est justement là que la plupart des démarches de transformation butent : ces croyances restent implicites, le pouvoir n’est jamais remis en cause. On demande aux managers de devenir des coachs, mais ils continuent d’être évalués sur leur capacité à contrôler.

La solution ne passe pas seulement par une simplification des organigrammes, mais par une refonte complète des mécanismes de confiance, de participation et de responsabilité.

Nous sommes à la fin d’un cycle de réformes : les dirigeants ne peuvent plus se contenter d’ajuster les contours d’un système défaillant en espérant une véritable transformation. Le véritable obstacle n’est pas les collaborateurs, mais bien le système qui les encadre — une architecture fondée sur la conformité, le contrôle et la contrainte.

Pour innover, les dirigeants doivent abandonner le contrôle de la prévisibilité. Pour encourager l’engagement, ils doivent supprimer les hiérarchies qui considèrent les employés comme de simples ressources au lieu de véritables créateurs.

Le changement commence là où se concentre le pouvoir : dans la façon dont les décisions sont prises, dans la manière dont les performances sont valorisées, dans la confiance qui est accordée et dans le rôle du leadership, qui peut soit créer de l’espace, soit l’étouffer.

Pour libérer pleinement le potentiel humain, les dirigeants doivent cesser de se contenter de changements superficiels. Ils doivent repenser en profondeur ce qui freine les collaborateurs : la structure, les croyances, les systèmes de récompense et les mécanismes de contrôle. « Il faut avoir le courage d’abandonner ce qui est familier », rappelle Gary Hamel. « Mais c’est surtout la volonté de couper les liens qui nous retiennent en arrière. Tant que les dirigeants ne transformeront pas le système, rien ne changera vraiment. Et chaque jour de retard renforce le poids de ce coût. »

 

Une contribution de Vibhas Ratanjee pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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