Rechercher

La crise du luxe : turbulences passagères ou malaise profond ?

gettyimages 910449404
La crise du luxe : turbulences passagères ou malaise profond ?

Le luxe a toujours semblé évoluer à l’abri des crises économiques. Pourtant, en 2024, des signes d’affaiblissement sont apparus. Des marques emblématiques, habituées à des croissances insolentes, ont vu leurs ventes ralentir. Faut-il y voir un simple passage à vide ou les prémices d’un bouleversement plus profond du marché ? 

Un article issu du numéro 30 – printemps 2025, de Forbes France

Pendant des décennies, le luxe a prospéré en s’appuyant sur un modèle bien huilé : des produits rares et désirables, une clientèle internationale fidèle et un storytelling puissant. Cette mécanique s’est accélérée après la pandémie de Covid-19, avec un véritable engouement post-crise. Entre 2021 et 2023, les consommateurs se sont rués sur les articles de luxe, entraînant une hausse record des ventes et des résultats financiers spectaculaires.

Mais ce boom ne pouvait être éternel. En 2024, la donne change. Le pouvoir d’achat des consommateurs occidentaux est mis à rude épreuve par l’inflation et l’augmentation des incertitudes économiques. Les priorités évoluent : les dépenses en voyages et en expériences diverses prennent le pas sur l’achat de biens matériels. En Chine, autrefois moteur du secteur, une nouvelle approche émerge. Face aux pressions politiques et à une évolution des mentalités, la consommation ostentatoire s’efface progressivement au profit d’un luxe plus discret.


Alors, le secteur voit-il une simple correction après des années d’euphorie, ou assiste-t-on à une transformation plus profonde de son modèle économique ? Pour décrypter ces mutations et comprendre les perspectives d’avenir du secteur, Franck Delpal, professeur à l’Institut français de la mode (IFM) et économiste du luxe, auteur de l’ouvrage Économie du luxe, analyse les dynamiques qui façonnent cette industrie, de l’évolution des comportements d’achat aux stratégies des grandes maisons.

franck delpal

 

Après des années de croissance exceptionnelle, le marché du luxe connaît un ralentissement. Peut-on parler d’une crise ?

FRANCK DELPAL : Si l’on se base sur les taux de croissance habituels du secteur, qui tournent autour de 4 à 5 % par an, la croissance actuelle de 2 % peut sembler faible. On est clairement en dessous des performances habituelles, mais il faut relativiser. Ces chiffres restent positifs et s’appuient sur des bases historiques extrêmement élevées, notamment les années records de 2022-2023. On est davantage face à un ajustement qu’à une véritable crise.

 

Qu’est-ce qui explique ce ralentissement du marché ?

F.D. : La période post-Covid a été marquée par un boom exceptionnel du luxe, en grande partie dû à l’épargne forcée et à ce qu’on appelle le revenge shopping : les consommateurs, frustrés par les confinements, ont dépensé massivement dans le luxe. Certaines entreprises ont connu des croissances à deux chiffres, parfois au-delà de 20 ou 25 %, ce qui est difficilement soutenable sur le long terme. Il était inévitable qu’un retour à la normale s’opère. Par ailleurs, il y a des changements de comportement chez les consommateurs. Derrière les chiffres, on perçoit aussi des évolutions culturelles et des ajustements dans la manière de consommer le luxe, qui peuvent être plus intéressants à observer que la simple performance financière des groupes.

 

Justement, la baisse des ventes impacte-t-elle réellement les grands groupes ?

F.D. : Non, pas vraiment. Même si le résultat opérationnel diminue légèrement, il reste extrêmement positif. On parle d’entreprises qui continuent de gagner beaucoup d’argent. Prenons l’exemple de Gucci : la marque subit un ralentissement, mais elle reste une entreprise extrêmement rentable.

Les leaders du secteur, comme LVMH, Kering ou Hermès, ne sont pas à plaindre. Ils continuent de dégager des marges très élevées et d’investir dans leur développement. Le défi est plus du côté des marques elles-mêmes, qui doivent préserver leur désirabilité et s’adapter aux attentes d’un public qui évolue.

 

Peut-on dire que le luxe a perdu en désirabilité ?

F.D. : C’est un risque, oui. Certaines marques ont peut-être trop lissé leur image, cherchant à être efficaces et à optimiser leurs gammes, au détriment de l’originalité et de l’audace. Or, ce qui fait rêver les clients, c’est justement la surprise, l’émotion, l’inattendu. Quand les produits deviennent trop prévisibles, les consommateurs se détournent. On le voit avec des collections qui sont parfois perçues comme des réinterprétations de modèles déjà existants. Si l’innovation et la créativité ne sont pas au rendez -vous, certains clients peuvent se demander pourquoi acheter un nouveau sac qui ressemble à celui qu’ils possèdent déjà.

 

On observe actuellement un important renouvellement des directeurs artistiques et des dirigeants dans les maisons de luxe, aussi bien dans la mode que dans la joaillerie. Est-ce une réponse à ce défi ?

F.D. : Oui, en partie. Il y a toujours eu des cycles dans la mode et le luxe, et après plusieurs années sous la direction d’un même créateur, certaines maisons ressentent le besoin d’un nouveau souffle. Le mercato des designers n’est pas forcément un signe de crise, mais plutôt une volonté de renouveler les codes, de rafraîchir l’image des marques et de capter l’attention des consommateurs. Les maisons de luxe doivent rester en phase avec leur époque. Cela ne signifie pas qu’elles renient leur histoire, mais elles cherchent à proposer une lecture moderne de leur patrimoine pour séduire de nouvelles générations de clients.

 

Le marché chinois joue un rôle clé dans l’industrie du luxe. Comment évolue-t-il ?

F.D. : La Chine a longtemps été le moteur de la croissance du luxe. Les consommateurs chinois représentaient près de 35 % des achats mondiaux, et, entre 2019 et 2023, le marché a doublé. Mais aujourd’hui, on observe un ralentissement marqué. D’une part, le gouvernement chinois promeut une politique de « prospérité commune », qui encourage une consommation plus discrète et freine les achats ostentatoires. Ce qu’on appelle le luxury shaming commence à peser sur le marché. D’autre part, les jeunes générations chinoises ont des aspirations différentes de celles de leurs parents. Elles sont moins attachées au luxe en tant que marqueur social et privilégient d’autres formes d’expériences, comme les voyages ou le bien-être.

 

Certaines maisons comme Hermès ou Loro Piana semblent mieux résister à ce ralentissement. Pourquoi ?

F.D. : Des maisons comme celles que vous citez ont su maintenir une image de rareté et de savoir-faire exceptionnel. Leur positionnement est cohérent avec l’évolution des attentes des consommateurs, qui recherchent un luxe plus discret, axé sur la qualité et la durabilité plutôt que sur l’ostentation.

Mais ce modèle ne peut pas être adopté par toutes les maisons. Il faut un ancrage historique fort et une expertise artisanale légitime pour revendiquer ce positionnement avec crédibilité.

 

Qu’en est-il des nouvelles marques de luxe accessible ?

F.D. : Le luxe accessible est en pleine expansion. La montée en prix des grandes maisons a créé un espace d’opportunité pour des marques qui ne sont pas du luxe traditionnel, mais qui ne sont pas non plus du mass market. On parle ici de labels comme Lemaire ou Ami, qui s’adressent à un public en quête de qualité et d’originalité, mais à un prix plus abordable. Ces marques ont un positionnement très pertinent aujourd’hui, notamment pour une clientèle plus jeune qui veut du style et du savoir-faire, sans nécessairement investir dans des pièces à plusieurs milliers d’euros. Cependant, elles doivent encore relever un défi majeur : leur expansion à l’international. Ces marques ont souvent une base de distribution très localisée au départ, avec une première implantation dans leur pays d’origine – la France pour les marques françaises, par exemple. Ensuite, elles cherchent à s’étendre vers d’autres marchés européens, puis, dans un troisième temps, vers l’Asie et les États-Unis. Cette progression, bien que stratégique, reste un enjeu délicat car ces marques ne disposent pas toujours des infrastructures et des réseaux nécessaires pour se développer aussi efficacement que les grandes maisons. Leur croissance dépendra donc de leur capacité à adapter leur modèle économique et à conquérir de nouveaux publics tout en restant fidèles à leur ADN.

 

En conclusion, faut-il s’inquiéter pour l’avenir du luxe ?

F.D. : Non, l’industrie du luxe reste extrêmement solide et résiliente. Il y a des ajustements à faire, des évolutions à anticiper, mais on est loin d’une crise majeure.

 


À lire également : Enquête | Comment le cinéma indépendant résiste face aux nouvelles majors

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC
OSZAR »